XXII. LE CHEF D'ÉTAT : SYMBOLE ET CONCILIATEUR
Tout système politique a besoin d’une figure d’unité. Quelqu’un qui incarne le pays au-delà des clivages partisans. Quelqu’un qui peut huiler les rouages quand les institutions grincent. Mais cette figure ne doit pas avoir de pouvoir réel – sinon elle devient un acteur politique comme les autres, avec ses intérêts, ses alliés, ses ennemis.
22.1 — Le rôle : conciliateur et gardien
Le chef d’État – président ou monarque – n’a aucun pouvoir exécutif. Il ne gouverne pas. Ses fonctions :
Représentation. Il incarne le pays à l’étranger, reçoit les ambassadeurs, représente l’unité nationale lors des cérémonies.
Facilitation de la formation du gouvernement. À la belge, il consulte les partis après les élections, nomme un informateur (pour sonder les possibilités de coalition), puis un formateur (pour négocier). Il met de l’huile dans les rouages, sans décider. Le Premier ministre est désigné par le Parlement – le Chef d’État constate ce choix et facilite le processus.
Conciliation. En cas de crise institutionnelle, il peut conseiller, faciliter les négociations entre pouvoirs. Son expérience et sa neutralité en font un médiateur naturel. Il huile les rouages sans tenir le volant.
Déclenchement de référendum. C’est son seul pouvoir réel. S’il estime qu’une loi pose un problème grave – même après validation par le Conseil constitutionnel – il peut déclencher un référendum pour que le peuple tranche. Ce pouvoir lui donne du poids moral : quand il parle, il a une arme. Mais c’est un pouvoir limité : il ne décide pas, il demande au peuple de décider. Et s’il en abuse, il risque sa place (révocation ou abdication forcée).
Re-saisine du Conseil constitutionnel. Après validation d’une loi par le CC, le Chef d’État peut demander un réexamen s’il estime qu’un point a été insuffisamment examiné. Sa longévité lui donne une mémoire institutionnelle précieuse. Le CC réexamine et tranche définitivement.
Proposition de grâce. Le Chef d’État peut proposer la grâce d’une personne condamnée. C’est une soupape de sécurité quand la justice est trop lente à se corriger. Mais il ne décide pas seul.
Le jury de grâce. Un jury examine le dossier et tranche. Il est composé majoritairement de citoyens et juristes tirés au sort, avec participation des juges du procès original et du Chef d’État. Les débats sont privés, les jurés anonymes, le vote secret. Cette composition garantit que le peuple domine la décision tout en responsabilisant les intervenants. Le détail de la composition et des pondérations est présenté en Appendice E.
Si le jury accorde la grâce, la personne est libérée ou sa peine est annulée. Mais la grâce n’efface pas le jugement – elle suspend la peine. La réhabilitation complète (effacement du casier, reconnaissance d’innocence) passe par la révision du procès, qui reste possible et même encouragée.
Procédure d’urgence. Si la justice reconnaît des éléments nouveaux flagrants (ADN, témoin clé, aveu du vrai coupable), elle peut suspendre immédiatement la peine en attendant la révision, sans attendre le jury de grâce. La voie judiciaire et la voie de grâce coexistent – la plus rapide s’applique.
Ce qu’il ne fait pas. Il ne signe pas les lois (c’est le CC qui atteste leur conformité). Il ne nomme pas le Premier ministre (c’est le Parlement qui le désigne). Il n’a pas de veto. Il ne gouverne pas.
Figure 21.1 — Pouvoirs du Chef d’État
22.2 — Version présidentielle
Mandat long : 10 ans. La longueur du mandat permet d’accumuler l’expérience, de voir passer plusieurs gouvernements, de devenir une mémoire institutionnelle.
Suffrage direct égalitaire. Une personne, une voix. Le président est le symbole de l’unité nationale – tous les citoyens pèsent également pour le choisir. Ce n’est pas une question budgétaire, c’est une question d’identité collective.
Rééligible sans limite. Si le peuple veut reconduire un bon président pendant 30 ans, c’est son droit. La longévité est méritée, pas garantie.
Révocable. Le mécanisme standard s’applique : isoloir de révocation, seuil (par exemple 55%), délai proportionnel à la gravité. Un président qui faillit gravement peut être destitué par le peuple, sans attendre 10 ans.
22.3 — Version monarchique
Héréditaire. Selon les règles dynastiques du pays. La continuité est garantie par la lignée.
Abdication forcée possible. Le monarque peut être contraint à l’abdication par :
- Un référendum aux 2/3, OU
- Un double vote aux 4/5 dans chaque chambre (Parlement ET Sénat séparément)
L’abdication profite au suivant dans la ligne de succession. Ce n’est pas une abolition de la monarchie – c’est un changement de titulaire.
Abolition de la monarchie. Pour supprimer l’institution monarchique elle-même, il faut :
- Une modification constitutionnelle aux 4/5 de chaque chambre, ET
- Un référendum aux 3/5
C’est un double verrouillage. La monarchie ne peut être abolie que par un consensus massif et durable.
22.4 — Le budget du chef d’État
Qu’il soit président ou monarque, son budget est déterminé par le Parlement (censitaire). C’est une question budgétaire comme une autre.
Ce budget inclut :
- La dotation personnelle du chef d’État
- Les héritiers directs (en cas de monarchie)
- Le cabinet protocolaire (conseillers, secrétariat)
- Les résidences officielles et leur entretien
Le chef d’État ne fixe pas sa propre dotation. Les élus non plus – toute modification passe par les règles habituelles (référendum pour les augmentations).
22.5 — L’adaptabilité comme force
Le Libertarianisme Libertaire ne demande pas la table rase. Il s’adapte à l’histoire de chaque pays.
Un pays a une monarchie ? Elle peut être conservée, en version protocolaire. Un pays a une tradition présidentielle ? Elle peut être maintenue, avec les garde-fous appropriés.
Ce qui compte, c’est l’architecture des pouvoirs réels : le Parlement censitaire, le Sénat égalitaire, les mécanismes de verrouillage, la révocation permanente. Le chef d’État protocolaire se greffe sur cette architecture sans la modifier.
Certains paramètres ne sont pas fixés par le manifeste. Ils relèvent de choix culturels, historiques, locaux :
- La liste des droits fondamentaux (compétence du Sénat) : définie par la constituante de chaque pays, selon ses valeurs
- La base de la taxe sur les logements vacants : valeur cadastrale, loyer fictif de marché, ou autre – à définir localement
- Le régime du chef d’État : présidentiel ou monarchique, selon l’histoire du pays
- Les seuils et pourcentages : tous les chiffres de ce manifeste sont illustratifs, les curseurs exacts relèvent du calibrage local
C’est un point fort, pas une faiblesse. Le système n’est pas dogmatique. Il propose une architecture, pas une réponse unique. Les peuples gardent leur liberté de calibrage. Il respecte les traditions, les cultures, les identités. Il ne demande pas aux peuples de renier leur histoire pour embrasser la liberté. Il leur dit : “Gardez ce qui vous unit. Changez ce qui vous asservit.”
22.6 — Étude de cas : Le système belge de formation des gouvernements (1831-présent)
La Belgique offre le modèle le plus sophistiqué de chef d’État facilitateur [69][70]. Le roi ne gouverne pas mais joue un rôle crucial dans la formation des coalitions, à travers les figures de l’informateur et du formateur. Ce système a permis de gérer une des démocraties les plus fragmentées d’Europe.
Ce qui a fonctionné
Médiation neutre. Le roi consulte tous les partis après les élections, écoute, synthétise. Sa neutralité permet à chacun de s’exprimer sans perdre la face. Il nomme successivement un informateur (qui sonde les possibilités) puis un formateur (qui négocie la coalition) [69].
Flexibilité procédurale. Le roi peut nommer plusieurs informateurs successifs, changer de piste, combiner les approches. Pas de procédure rigide — l’adaptation au cas par cas.
Mémoire institutionnelle. Les rois belges (Baudouin, Albert II, Philippe) ont accumulé des décennies d’expérience. Ils connaissent les acteurs, les lignes rouges, les compromis possibles. Cette mémoire est irremplaçable.
Légitimité non partisane. Le roi n’ayant pas été élu, il n’a pas d’agenda électoral. Sa neutralité est crédible. Les partis lui font confiance comme médiateur.
Gestion des crises extrêmes. La Belgique a connu des formations de gouvernement de 541 jours (2010-2011) sans effondrement institutionnel [70]. Le roi a maintenu le dialogue pendant toute la crise.
Ce qui pose problème
Lenteur extrême. Les formations de gouvernement belges sont parmi les plus longues au monde. 541 jours en 2010-2011, 652 jours en 2019-2020 [70]. Le pays peut rester des mois sans gouvernement de plein exercice.
Opacité des négociations. Les consultations royales sont secrètes. Le citoyen ne sait pas ce qui se négocie. La transparence n’est pas au rendez-vous.
Dépendance à la qualité du roi. Un roi compétent huile les rouages. Un roi médiocre peut aggraver les blocages. Le système repose sur la personne, pas sur le mécanisme.
Pas de pouvoir de sanction. Le roi peut faciliter, pas trancher. Si les partis refusent de s’entendre, il ne peut pas forcer un accord. Il n’a pas d’arme ultime.
Fragilité du consensus monarchique. La monarchie belge est contestée par une partie de la Flandre. Sa légitimité n’est pas universelle.
Ce qu’on garde du modèle belge
- Le rôle de facilitateur : le chef d’État consulte, nomme informateur et formateur, huile les rouages
- La neutralité : pas d’agenda partisan, pas d’implication dans les négociations de fond
- La flexibilité : adaptation de la procédure au cas par cas
- La mémoire institutionnelle : longévité du chef d’État comme atout
Ce qu’on améliore
- Pouvoir de référendum : notre chef d’État a une arme — il peut soumettre une question au peuple. Le roi belge n’a pas ce pouvoir
- Révocabilité : notre président est révocable, notre monarque peut être contraint à l’abdication. Le roi belge n’a pas de mécanisme de sanction populaire
- Transparence : les consultations peuvent être publiques ou au moins leurs conclusions rendues publiques
- Délai limite : notre système prévoit des mécanismes de déblocage (budget reconduit, élections automatiques) que la Belgique n’a pas
Ce qu’on ne reprend pas
- L’opacité totale des consultations royales
- L’absence de pouvoir de référendum : notre chef d’État peut en appeler au peuple
- L’absence de mécanisme de déblocage : notre système ne tolère pas 541 jours sans gouvernement