XX. CLOISONNER LES RISQUES : QUE RIEN NE CONTAMINE RIEN
Le système actuel est un bloc monolithique. L’État gère tout : santé, éducation, chômage, retraites, culture, transports. Quand un secteur s’effondre, il contamine les autres. Le déficit des retraites ponctionne le budget de la santé. La faillite d’un hôpital public devient une crise politique nationale. Tout est lié, donc tout est fragile.
Le système proposé ici modularise les risques. Chaque domaine est encapsulé dans son propre mécanisme de financement : assurance santé privée, assurance chômage privée, assurance éducation privée, retraites par capitalisation, collectivités autonomes auto-financées. Ces modules sont étanches. La faillite d’un assureur santé n’affecte pas les pensions. Un krach sur les fonds de retraite ne met pas en péril les écoles. Chaque système absorbe ses propres chocs.
L’État régalien lui-même est isolé. Son budget – justice, police, armée, diplomatie, recherche fondamentale – ne dépend pas des aléas de la protection sociale. Il est financé par la flat tax, plafonné constitutionnellement, protégé des appétits redistributifs.
20.1 — L’étanchéité juridique
Pour que cette encapsulation tienne, deux niveaux de séparation s’appliquent. D’abord, entre domaines : une banque ne peut pas posséder un assureur santé, un fonds de pension ne peut pas contrôler une chaîne d’hôpitaux, un groupe éducatif ne peut pas être adossé à un assureur chômage. Ensuite, au sein de chaque domaine, des séparations spécifiques empêchent les conflits d’intérêts structurels.
20.2 — Les séparations intra-domaines
Le principe : celui qui finance ne contrôle pas celui qui dépense, celui qui produit ne contrôle pas celui qui prescrit ou certifie.
Finance (principe Glass-Steagall étendu) :
- Banques de dépôt ↔ Banques d’investissement : les dépôts des particuliers ne financent pas la spéculation
- Assurances ↔ Banques : un sinistre assurantiel ne déclenche pas une crise bancaire
Santé :
- Industrie pharmaceutique ↔ Assurances santé : l’assureur ne pousse pas aux médicaments qu’il produit
- Assurances santé ↔ Prestataires de soins (hôpitaux, cliniques) : l’assureur-soignant ne rationne pas les soins pour maximiser ses marges
- Laboratoires d’analyse ↔ Industrie pharmaceutique : le diagnostic reste indépendant du traitement
Éducation :
- Établissements d’enseignement ↔ Éditeurs de contenus pédagogiques : l’école ne prescrit pas les manuels qu’elle vend
- Organismes de certification ↔ Établissements d’enseignement : celui qui forme n’est pas celui qui diplôme
Retraites :
- Fonds de pension ↔ Prestataires de services aux retraités (résidences, soins) : le fonds ne capte pas l’épargne qu’il gère
- Fonds de pension ↔ Banques de dépôt : la retraite ne dépend pas de la solidité d’une banque
Chômage :
- Assurances chômage ↔ Agences de placement/formation : l’assureur n’a pas intérêt à prolonger le chômage pour vendre ses formations
- Assurances chômage ↔ Entreprises d’intérim : pas de circuit fermé assureur-placeur
Cette liste est constitutionnalisée. Une loi organique peut ajouter des séparations, mais ne peut en retirer sans majorité des 4/5 des deux chambres.
20.3 — Les interfaces entre domaines
Quand une collaboration entre domaines est nécessaire, elle passe par des joint-ventures à responsabilité limitée ou de simples contrats de service. Pour éviter que ces structures ne deviennent des moyens de contournement, des règles générales s’appliquent :
- Chaque entité parente doit conserver au moins 75% de son activité hors de toute joint-venture inter-domaines
- La joint-venture ne peut représenter plus de 50% des revenus d’aucun de ses parents
- Chaque parent doit démontrer des activités significatives avec des tiers, hors joint-venture
- Un stress test annuel vérifie que chaque parent survivrait à la faillite de la joint-venture
- Les pertes sont partagées selon la répartition du capital, sans garantie croisée ni renflouement automatique
Ces règles s’appliquent uniformément, quel que soit le secteur ou le ratio de détention. Pas de liste d’exceptions, pas de régime de faveur. La structure juridique est libre ; les garde-fous sont automatiques.
20.4 — L’actionnariat cloisonné
L’encapsulation serait fictive si un même actionnaire pouvait contrôler des entités dans plusieurs domaines. Pour éviter cette contagion par le haut, des règles s’appliquent :
- Au-delà de 10% de participation dans une entité d’un domaine, un actionnaire ne peut détenir plus de 5% dans aucun autre domaine
- Les holdings multi-domaines sont interdites, sauf si chaque filiale est totalement autonome : pas de cash pooling, pas de garanties croisées, pas de dirigeants communs
- Un registre public recense tout actionnaire détenant plus de 3% dans une entité régulée. Les participations croisées sont transparentes et surveillées
L’objectif n’est pas d’interdire l’investissement diversifié – un petit porteur peut détenir des actions dans tous les secteurs. C’est d’empêcher le contrôle coordonné qui recréerait, par l’actionnariat, le bloc monolithique que la structure juridique a défait.
20.5 — Le verrouillage constitutionnel
Les règles d’encapsulation – seuils de substance, plafonds d’exposition, cloisonnement actionnarial – sont inscrites dans la constitution. Leur modification requiert une majorité des quatre cinquièmes de chaque chambre (Parlement ET Sénat, séparément). Ce n’est pas un détail technique ajustable au gré des majorités. C’est l’architecture même du système. On ne change pas les fondations d’un immeuble par un vote à main levée.
20.6 — La résilience par la séparation
C’est de l’architecture logicielle appliquée à l’État : des modules faiblement couplés, aux interfaces claires, qui peuvent échouer indépendamment sans faire tomber l’ensemble. La résilience naît de la séparation.
20.7 — Étude de cas : Le Glass-Steagall Act (1933-1999)
Le Glass-Steagall Act américain de 1933 a imposé une séparation stricte entre banques de dépôt et banques d’investissement [43][44]. Pendant 66 ans, cette muraille de Chine a structuré le système financier américain. Son abrogation en 1999 (Gramm-Leach-Bliley Act) a précédé de peu la crise de 2008.
Ce qui a fonctionné
Stabilité financière prolongée. Entre 1933 et 1999, les États-Unis n’ont connu aucune crise bancaire systémique [43]. Le cloisonnement a protégé les dépôts des particuliers des risques de marché.
Clarté des rôles. Les banques de dépôt collectaient l’épargne et prêtaient aux ménages et entreprises. Les banques d’investissement finançaient les marchés. Chacun son métier, chacun ses risques.
Confiance des déposants. Les épargnants savaient que leur argent ne servait pas à spéculer. La garantie des dépôts (FDIC) était crédible car les risques étaient contenus.
Discipline de marché. Les banques d’investissement, non protégées par la garantie des dépôts, assumaient leurs pertes. Pas de “too big to fail” — elles pouvaient faire faillite sans menacer le système [44].
Innovation financière encadrée. Le cloisonnement n’a pas empêché l’innovation, mais l’a canalisée dans des structures où les risques étaient identifiables.
Ce qui pose problème
Érosion progressive. Avant même l’abrogation formelle, les régulateurs ont accordé des exemptions croissantes. Le mur s’est fissuré bien avant de tomber [44].
Arbitrage réglementaire. Les banques ont créé des structures complexes pour contourner les restrictions. Les filiales, holding companies et véhicules hors bilan ont brouillé les frontières.
Compétitivité internationale. Les banques universelles européennes et japonaises n’étaient pas soumises à cette séparation. Les banques américaines arguaient d’un désavantage concurrentiel.
Pas de verrouillage constitutionnel. Une simple loi a pu abroger 66 ans de protection. Le Congrès a cédé aux lobbies bancaires en 1999.
Interdiction plutôt qu’encapsulation. Glass-Steagall interdisait la combinaison plutôt que de l’encadrer par des pare-feux stricts. Les activités interdites ont migré vers le shadow banking, moins régulé.
Ce qu’on garde du modèle Glass-Steagall
- Le principe de séparation entre activités aux risques différents
- La protection des déposants contre les risques de marché
- La clarté des rôles qui permet une régulation ciblée
- La preuve que le cloisonnement fonctionne pendant des décennies
Ce qu’on améliore
- Verrouillage constitutionnel : l’abrogation requiert une majorité des 4/5, pas une simple loi
- Encapsulation plutôt qu’interdiction : les joint-ventures sont possibles avec des pare-feux stricts (stress tests, absence de garanties croisées)
- Extension à tous les domaines : pas seulement finance, mais santé, éducation, retraites, chômage — avec des séparations intra-domaines spécifiques (voir section “Les séparations intra-domaines”)
- Cloisonnement actionnarial : empêcher la reconstitution des conglomérats par l’actionnariat
Ce qu’on ne reprend pas
- La simplicité législative : une loi simple peut être abrogée simplement
- L’interdiction rigide : notre système préfère l’encapsulation avec pare-feux
- Le périmètre limité : Glass-Steagall ne concernait que la finance. Nous cloisonnons tous les domaines sociaux