XVIII. LES TRAITÉS INTERNATIONAUX : SERVITEURS, PAS MAÎTRES
Un État peut avoir la constitution la plus parfaite du monde. Si des traités internationaux la surplombent, elle ne vaut rien. C’est le problème actuel de nombreuses démocraties européennes : les règles de l’Union européenne, de l’OTAN, de l’OCDE, de la CEDH, les accords de libre-échange – tout cela s’impose aux peuples sans que ceux-ci aient leur mot à dire.
18.1 — Le principe fondamental : la souveraineté populaire prime
Aucun accord international, aucun traité, aucune directive supranationale ne peut s’imposer au peuple souverain. Tout engagement international peut être dénoncé, renégocié ou ignoré si le peuple en décide ainsi.
Cela ne signifie pas l’isolationnisme. Les accords internationaux sont utiles. Mais ils doivent rester des contrats révocables, pas des carcans définitifs. Un peuple qui ne peut pas sortir d’un accord n’est plus souverain.
18.2 — Le référendum comme arme ultime
Tout accord international majeur doit être soumis à référendum. Tout accord existant peut être remis en cause par référendum d’initiative populaire.
Le résultat du référendum s’impose. Si le peuple vote la sortie d’un traité, le gouvernement exécute. Il n’y a pas de “vote consultatif” ni de “renégociation” qui contourne la décision populaire.
18.3 — Les sources du référendum
Un référendum peut être déclenché par :
- Le Parlement (tous sujets, pas restreint au budgétaire)
- Le Sénat (tous sujets, pas restreint au sociétal)
- L’initiative populaire (tous sujets, avec un seuil de signatures)
- Le Chef d’État (tous sujets – c’est son seul pouvoir réel, voir section XIX)
- Automatiquement (prévu dans la constitution, par exemple pour les accords internationaux majeurs)
L’objet d’un référendum peut être l’annulation d’une loi votée récemment. Cela peut permettre d’éviter de nouvelles élections.
Le résultat est contraignant. On peut renégocier une loi ou un traité, mais il faut alors un nouveau référendum pour valider la nouvelle version – sauf si le référendum initial contenait explicitement une demande de ne pas renégocier. Un délai minimum (en années) sépare deux référendums sur le même sujet.
18.4 — Le mode de scrutin du référendum
Le référendum suit la même logique que le reste du système :
- Si la question a un impact budgétaire (contributions financières, engagements de dépenses, sanctions économiques), le référendum se tient au vote censitaire – ceux qui paient pèsent davantage
- Si la question est purement sociétale (droits fondamentaux, valeurs, principes), le référendum se tient au suffrage égalitaire – une personne, une voix
- Si la question mêle les deux dimensions, les deux chambres et le Conseil constitutionnel déterminent conjointement le mode de scrutin applicable, ou organisent un double référendum (un par mode)
18.5 — La hiérarchie des normes inversée
Dans ce système, la hiérarchie est claire :
- La constitution nationale (modifiable aux 4/5 de chaque chambre)
- Les lois votées par les chambres
- Les accords internationaux (subordonnés aux deux précédents)
Un traité qui contredit la constitution est inapplicable. Un traité qui contredit une loi est inapplicable, sauf si la loi est modifiée pour l’accueillir.
Les juridictions supranationales peuvent rendre des avis. Ces avis ne lient pas le pays. Seul le peuple, par référendum ou par ses représentants, décide de les suivre ou non.
Ce n’est pas du nationalisme étroit. C’est la condition de la démocratie réelle. Un peuple qui ne peut pas dire non n’est pas libre.
18.6 — Étude de cas : Les référendums suisses sur les traités (1992-présent)
La Suisse offre le modèle le plus abouti de contrôle populaire sur les engagements internationaux [65][66]. Tout traité impliquant une adhésion à une organisation de sécurité collective ou supranationale doit être soumis à référendum obligatoire. Les autres traités peuvent être contestés par référendum facultatif (50 000 signatures).
Ce qui a fonctionné
Le peuple a le dernier mot. En 1992, les Suisses ont rejeté l’adhésion à l’Espace Économique Européen (EEE) par 50,3% des voix malgré le soutien unanime du gouvernement et du Parlement [65]. La démocratie directe a prévalu sur les élites.
Effet disciplinant sur les négociateurs. Les diplomates suisses négocient en sachant que le peuple peut tout rejeter. Ils sont plus prudents, plus attentifs aux lignes rouges populaires [66].
Légitimité renforcée des traités acceptés. Quand un traité passe le filtre référendaire, il bénéficie d’une légitimité incontestable. L’adhésion à l’ONU (2002, 55% de oui) ou à Schengen (2005, 54% de oui) ont été validées démocratiquement.
Pas d’isolement malgré les rejets. La Suisse a rejeté l’EEE et l’UE, mais a négocié des accords bilatéraux sectoriels. Le rejet d’un cadre global n’empêche pas la coopération ciblée.
Culture civique active. Les Suisses votent 4 fois par an sur des sujets variés. Ils sont habitués à se prononcer sur des questions complexes, y compris internationales.
Ce qui pose problème
Complexité des enjeux. Les traités internationaux sont souvent techniques. Le citoyen moyen peut voter sur des bases émotionnelles ou simplifiées [66].
Imprévisibilité pour les partenaires. Les pays qui négocient avec la Suisse savent qu’un accord peut être rejeté par référendum. Cela complique les relations diplomatiques.
Blocage possible. Le rejet de l’accord-cadre avec l’UE en 2021 (abandonné avant référendum) a gelé les relations bilatérales. Le peuple peut créer des impasses.
Participation variable. La participation aux référendums sur les traités varie de 30% à 60%. Les résultats reflètent les mobilisés, pas toujours la majorité silencieuse.
Ce qu’on garde du modèle suisse
- Le référendum obligatoire pour les adhésions à des organisations supranationales
- Le référendum facultatif (initiative populaire) pour contester tout traité
- Le caractère contraignant du résultat — pas de “vote consultatif”
- L’effet disciplinant sur les négociateurs
Ce qu’on améliore
- Hiérarchie des normes explicite : notre constitution prime clairement sur les traités. En Suisse, la relation est plus ambiguë
- Distinction budgétaire/sociétal : nos référendums sur les traités suivent la logique censitaire/égalitaire selon l’impact
- Délai entre référendums : notre système impose un délai minimum pour éviter le harcèlement référendaire sur le même sujet
Ce qu’on ne reprend pas
- L’ambiguïté de la hiérarchie des normes : notre constitution est explicitement supérieure aux traités
- La dépendance à la culture suisse : notre système repose sur des mécanismes, pas sur une culture civique préexistante
18.7 — Exemples et contre-exemples européens
L’Europe offre un laboratoire naturel des référendums sur les traités — certains respectés, d’autres contournés. Ces expériences éclairent les failles à corriger.
Les faits
| Pays | Référendum | Résultat | Issue |
|---|---|---|---|
| France | Constitution UE (2005) | Non 55% | ❌ Contourné par Lisbonne (2008), ratifié par le Parlement |
| Pays-Bas | Constitution UE (2005) | Non 61% | ❌ Contourné par Lisbonne, sans référendum |
| Irlande | Nice (2001) | Non 54% | ❌ Re-vote en 2002 → Oui 63% |
| Irlande | Lisbonne (2008) | Non 53% | ❌ Re-vote en 2009 → Oui 67% |
| Danemark | Maastricht (1992) | Non 51% | ⚠️ Re-vote 1993 avec opt-outs → Oui 57% |
| Grèce | Plan d’austérité (2015) | Non 61% | ❌ Ignoré — plan accepté une semaine après |
| Danemark | Euro (2000) | Non 53% | ✅ Respecté — toujours hors zone euro |
| Suède | Euro (2003) | Non 56% | ✅ Respecté — toujours hors zone euro |
| Norvège | UE (1972) | Non 53% | ✅ Respecté — jamais membre |
| Norvège | UE (1994) | Non 52% | ✅ Respecté — toujours non-membre |
| Suisse | EEE (1992) | Non 50,3% | ✅ Respecté — accords bilatéraux à la place |
| Royaume-Uni | Brexit (2016) | Oui 52% | ✅ Exécuté en 2020 |
Tableau 17.1 — Référendums européens sur les traités : respect ou contournement
Pourquoi certains référendums ont été contournés
- Statut juridique flou — votes « consultatifs » sans force constitutionnelle contraignante
- Hiérarchie des normes inversée — les engagements européens primaient sur la volonté populaire
- Possibilité de re-vote — « voter jusqu’à obtenir la bonne réponse »
- Ruse juridique — prétendre qu’un traité quasi-identique est « différent » (France/Pays-Bas 2005 → Lisbonne 2008)
- Absence de sanction — aucune conséquence pour les gouvernants qui ignorent le vote
Ce que notre système corrige
Protection 1 : Le référendum obligatoire et contraignant
Tout traité réduisant la souveraineté nationale ou transférant des compétences à une organisation supranationale doit être approuvé par référendum. Le résultat lie constitutionnellement le gouvernement — pas de vote « consultatif », pas de ratification parlementaire de substitution.
Un délai minimum (en années) sépare deux référendums sur le même sujet, empêchant la tactique du « re-vote jusqu’à victoire ».
Protection 2 : La révocation comme garde-fou
Si un gouvernement annonce l’intention de contourner un référendum — par exemple en signant un traité « différent » au contenu identique — les citoyens peuvent déclencher immédiatement une procédure de révocation. La sanction n’est pas seulement a posteriori : la simple menace de révocation dissuade le contournement avant qu’il ne se produise.
Le cas français de 2005-2008 n’aurait pas été possible : dès l’annonce de la signature du Traité de Lisbonne, le processus de révocation aurait pu être enclenché contre le gouvernement et les parlementaires concernés.
Pourquoi ces référendums ?
Ces exemples portent tous sur la délégation de souveraineté — le domaine où l’écart entre les élites dirigeantes et la population est le plus marqué. Sur les questions d’intégration supranationale, les gouvernements et parlements sont systématiquement plus favorables aux transferts de compétences que leurs électeurs.
C’est précisément ce décalage qui rend ces référendums si pertinents : ils révèlent la tension fondamentale entre la volonté populaire et les orientations des élus. Les cas de contournement montrent ce qui se passe quand aucun mécanisme ne force le respect du vote. Les cas positifs (Danemark/euro, Suède/euro, Norvège/UE, Suisse/EEE, Royaume-Uni/Brexit) montrent que le respect est possible — notre système le rend obligatoire.