XVII. LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : GARANT DU CADRE

Il faut une instance pour vérifier que les règles sont respectées. Mais cette instance ne doit pas devenir elle-même un pouvoir politique. Elle doit être indépendante des pouvoirs qu’elle contrôle, et équilibrée dans sa composition.

17.1 — Une composition en quatre quarts

Le Conseil constitutionnel est composé de quatre corps distincts, chacun représentant un quart de l’instance :

  • Un quart élu au suffrage direct (une personne, une voix) – représente l’égalité citoyenne
  • Un quart élu au vote censitaire – représente la contribution fiscale
  • Un quart tiré au sort parmi des juristes qualifiés – représente l’expertise technique neutre
  • Un quart tiré au sort parmi tous les citoyens non juristes et non élus – représente le peuple brut, non filtré

17.2 — La règle de décision

Pour qu’une décision du Conseil passe, deux conditions doivent être remplies simultanément :

  • Une majorité simple dans trois des quatre corps : les élus au suffrage direct, les élus au censitaire, et les juristes tirés au sort
  • ET une majorité des deux tiers du total des membres du Conseil

Le quart citoyen tiré au sort vote et pèse dans le calcul des deux tiers, mais n’a pas de seuil propre à atteindre.

Composition du Conseil constitutionnel Composition du Conseil constitutionnel

17.3 — L’effet du chaos constructif

Si le quart citoyen tiré au sort vote de manière imprévisible, les trois autres corps doivent converger fortement pour atteindre les deux tiers. Le système s’auto-discipline. Si les citoyens sont raisonnables, ils apportent un regard neuf, non capturé par les intérêts organisés.

Dans les deux cas, le système gagne : soit en forçant le consensus, soit en injectant de l’air frais.

17.4 — Toutes les délibérations sont publiques

Pas de huis clos. Chaque citoyen peut observer comment le Conseil délibère et vote.

17.5 — Un rôle strictement procédural

Le Conseil ne légifère pas. Il ne tranche pas les questions politiques. Il vérifie que les règles constitutionnelles sont respectées. Surplus budgétaire respecté ? Plafond de prélèvements respecté ? Procédure de révocation respectée ? Liste des domaines sociétaux respectée ?

Il est le gardien du cadre, pas un acteur du jeu.

17.6 — Le veto mutuel

Une décision du Conseil peut être renversée par accord conjoint du Sénat ET du Parlement à la majorité qualifiée. Cela empêche le Conseil de devenir un super-pouvoir.

17.7 — Modification de la constitution

La liste constitutionnelle des domaines sociétaux, ainsi que les règles budgétaires fondamentales, ne peuvent être modifiées qu’avec une majorité des quatre cinquièmes de chaque chambre (Parlement ET Sénat, séparément). Cette double super-majorité est quasi-impossible à atteindre. Les règles fondamentales deviennent intangibles.


17.8 — Étude de cas : La Citizens’ Assembly irlandaise (2016-présent)

L’Irlande a innové en créant des assemblées citoyennes tirées au sort pour délibérer sur des questions constitutionnelles majeures [63][64]. La Citizens’ Assembly de 2016-2018, composée de 99 citoyens tirés au sort plus un président, a préparé les référendums sur l’avortement et le mariage homosexuel — deux sujets qui divisaient profondément le pays.

Ce qui a fonctionné

Légitimité renouvelée. Les citoyens tirés au sort ont été perçus comme neutres et désintéressés. Leur recommandation d’autoriser l’avortement a été suivie par 66% des Irlandais au référendum de 2018 [64]. Le processus a déminé un sujet explosif.

Délibération de qualité. Les 99 citoyens ont entendu des experts, des témoignages, débattu pendant des week-ends entiers. Les recommandations étaient nuancées et informées, pas des réactions émotionnelles [63].

Représentativité statistique. Le tirage au sort, stratifié par âge, genre, région et classe sociale, a produit un “mini-public” représentatif de la population irlandaise. Chaque catégorie était présente.

Dépolarisation. Les citoyens ordinaires, face à face avec des personnes différentes, ont modéré leurs positions extrêmes. Le processus a créé de l’empathie et du compromis [64].

Modèle exporté. Après le succès irlandais, la France (Convention citoyenne pour le climat), l’Allemagne, la Belgique et d’autres pays ont lancé des assemblées similaires.

Ce qui pose problème

Rôle purement consultatif. L’Assembly ne décide pas — elle recommande. Le Parlement et le référendum restent souverains. Les citoyens tirés au sort n’ont pas de pouvoir réel [63].

Coût et logistique. Organiser des week-ends de délibération pour 99 personnes pendant 18 mois coûte cher. Défraiements, experts, organisation, facilitation.

Sélection des sujets. C’est le gouvernement qui décide quels sujets soumettre à l’Assembly. Pas d’auto-saisine citoyenne.

Faible notoriété. Beaucoup d’Irlandais ne connaissaient pas l’existence de l’Assembly. Son impact sur l’opinion publique est passé par les médias, pas par une connaissance directe.

Pas de suite institutionnelle permanente. Les assemblées sont ad hoc, créées pour un sujet puis dissoutes. Pas d’institution permanente.

Ce qu’on garde du modèle irlandais

  • Le tirage au sort comme mécanisme de sélection neutre
  • La stratification pour assurer la représentativité (âge, genre, région, classe)
  • La délibération informée avec audition d’experts et de témoins
  • L’effet de dépolarisation du face-à-face entre citoyens différents

Ce qu’on améliore

  • Institution permanente : notre Conseil constitutionnel inclut un quart de citoyens tirés au sort de façon permanente, pas ad hoc
  • Pouvoir réel : les citoyens tirés au sort votent avec les autres quarts, leur voix compte dans la décision
  • Combinaison avec d’autres légitimités : le Conseil mêle tirage au sort, élection directe, élection censitaire, et expertise juridique
  • Double majorité : les citoyens tirés au sort ne peuvent pas bloquer seuls, mais peuvent empêcher un consensus artificiel des élites

Ce qu’on ne reprend pas

  • Le rôle purement consultatif : nos citoyens tirés au sort ont un vrai pouvoir de vote
  • Le caractère temporaire : notre institution est permanente
  • La limitation aux sujets sociétaux : notre Conseil vérifie le respect de toutes les règles constitutionnelles

17.9 — Étude de cas n°2 : Les amendements constitutionnels américains (1791-présent)

La Constitution américaine prévoit une procédure d’amendement délibérément difficile [65][66]. En 235 ans, seuls 27 amendements ont été adoptés (dont 10 le premier jour avec le Bill of Rights). Ce verrouillage constitutionnel offre un précédent pour évaluer les règles proposées ici.

Ce qui a fonctionné

Stabilité exceptionnelle. La Constitution américaine est la plus ancienne encore en vigueur [65]. Les principes fondamentaux (séparation des pouvoirs, fédéralisme, libertés individuelles) sont restés intacts malgré des pressions politiques constantes.

Consensus large requis. Un amendement nécessite une majorité des 2/3 des deux chambres du Congrès, puis la ratification par les 3/4 des États (38 sur 50) [66]. Ce seuil élimine les modifications partisanes ou temporaires.

Protection des droits fondamentaux. Le Bill of Rights (premiers 10 amendements) a créé un socle de libertés que même des majorités écrasantes ne peuvent abolir. Liberté d’expression, droit de porter des armes, protection contre les fouilles arbitraires — ces droits ont résisté à plus de deux siècles d’assauts.

Jurisprudence évolutive. La rigidité constitutionnelle est compensée par une Cour suprême qui interprète le texte de manière évolutive. Le 14ᵉ amendement (égale protection) a été réinterprété pour abolir la ségrégation, puis pour reconnaître le mariage homosexuel [65].

Ce qui pose problème

Blocage des réformes nécessaires. Certaines dispositions obsolètes (collège électoral, représentation au Sénat) sont quasi-impossibles à modifier [66]. Le système est paralysé sur des questions où un consensus devrait émerger.

Minorité de blocage trop puissante. 13 États représentant moins de 5% de la population peuvent bloquer tout amendement. La règle des 3/4 donne un pouvoir de veto excessif aux minorités.

Pas de mécanisme de révision périodique. Jefferson proposait une révision constitutionnelle à chaque génération (19 ans). Les États-Unis ont choisi l’immutabilité, créant une “constitution des morts” [65].

Contournement par interprétation. La rigidité du texte a conduit la Cour suprême à “légiférer” par interprétation. Les juges non élus prennent des décisions que le processus démocratique ne peut pas corriger.

Ce qu’on garde du modèle américain

  • La super-majorité requise pour modifier les règles fondamentales
  • La protection constitutionnelle des droits fondamentaux
  • La stabilité comme valeur en soi

Ce qu’on améliore

  • Seuil des 4/5 au lieu des 3/4 : plus difficile encore de modifier, mais pas impossible
  • Deux chambres aux légitimités différentes : censitaire et égalitaire, pas territoriale
  • Mécanisme de révocation : le peuple peut sanctionner sans attendre un amendement

Ce qu’on ne reprend pas

  • La minorité de blocage territoriale : notre système n’est pas fédéral au sens américain
  • Le contrôle judiciaire extensif : notre Conseil vérifie le respect des règles, il ne les réinterprète pas
  • L’immutabilité totale : modifier est très difficile, mais pas impossible

17.10 — Étude de cas n°3 : Les clauses d’éternité allemandes (1949-présent)

La Loi fondamentale allemande contient une “clause d’éternité” (Ewigkeitsklausel, article 79-3) qui rend certains principes absolument intangibles [67][68]. Même une majorité unanime ne peut abolir la dignité humaine, la structure fédérale, ou l’État de droit.

Ce qui a fonctionné

Protection absolue de la dignité humaine. L’article 1 (“La dignité de l’être humain est intangible”) ne peut être modifié par aucune majorité [67]. C’est une réponse directe aux crimes nazis — certaines lignes rouges ne doivent jamais être franchies.

Stabilité démocratique. La clause d’éternité a protégé la démocratie allemande contre les tentatives extrémistes. Les partis anti-démocratiques ne peuvent pas utiliser le processus démocratique pour abolir la démocratie [68].

Structure fédérale préservée. Les Länder ne peuvent pas être abolis, même par un vote du Bundestag. Le fédéralisme est constitutionnellement garanti.

Modèle exporté. De nombreux pays ont adopté des clauses similaires : France (forme républicaine), Italie (république), Brésil (fédéralisme, vote direct), Turquie (laïcité, anciennement) [67].

Ce qui pose problème

Définition contestée. Que signifie exactement la “dignité humaine” ? Les tribunaux doivent interpréter, créant une forme de gouvernement des juges [68].

Impossibilité de correction. Si une clause d’éternité s’avère mal conçue, elle ne peut pas être corrigée. Le système est définitivement figé sur ce point.

Tension avec la souveraineté populaire. Une génération peut-elle vraiment lier toutes les suivantes pour l’éternité ? Le principe démocratique suggère que le peuple souverain devrait toujours pouvoir décider.

Contournement par interprétation. Comme aux États-Unis, la rigidité extrême est parfois contournée par des interprétations créatives.

Ce qu’on garde du modèle allemand

  • Le principe de clauses intangibles pour les règles les plus fondamentales
  • La protection de l’architecture démocratique contre elle-même
  • L’impossibilité d’abolir certains droits par le jeu électoral

Ce qu’on améliore

  • Super-majorité des 4/5 au lieu d’intangibilité absolue : extrêmement difficile, mais pas impossible
  • Définitions précises : les règles budgétaires sont chiffrées, pas abstraites
  • Mécanisme de révision encadré : même les clauses les plus protégées peuvent être modifiées, mais à un seuil quasi-inatteignable

Ce qu’on ne reprend pas

  • L’intangibilité absolue : notre système permet la modification, mais à 4/5 des deux chambres
  • Les concepts abstraits : “dignité humaine” est difficile à définir ; nos règles sont concrètes (surplus budgétaire, plafond de prélèvements)
  • La liaison éternelle des générations : chaque génération peut modifier le système, si elle atteint un consensus écrasant

17.11 — Comparaison des seuils de verrouillage

SystèmeSeuil de modificationProtection effective
USA2/3 Congrès + 3/4 États27 amendements en 235 ans
Allemagne (hors éternité)2/3 Bundestag + 2/3 Bundesrat67 modifications depuis 1949
Allemagne (éternité)ImpossibleProtection absolue
SuisseMajorité populaire + majorité des cantons200+ modifications depuis 1848
France (Ve)3/5 Congrès ou référendum24 révisions depuis 1958
Libertarianisme Libertaire4/5 de chaque chambreÀ tester

Tableau 16.1 — Comparaison des seuils de verrouillage constitutionnel

Observation : Le seuil des 4/5 proposé est plus difficile que le système américain (qui requiert des majorités séparées dans deux processus différents) et proche de l’intangibilité allemande, mais sans la dimension “éternelle”. C’est un équilibre entre stabilité et adaptabilité : quasi-impossible de modifier dans les circonstances normales, mais possible si un consensus écrasant émerge.