XII. L'IMPÔT ET LE POUVOIR : QUI PAIE DÉCIDE

L’argent est le nerf de la guerre. Les décisions budgétaires engagent l’argent des contribuables. Il est logique que ceux qui contribuent davantage pèsent davantage sur ces décisions.

Mais attention : il ne s’agit pas d’exclure quiconque. Tout le monde vote. C’est le poids du vote qui varie.

12.1 — Le critère : l’impôt payé, pas le revenu

Ce qui compte, c’est ce qu’on contribue réellement au pot commun. Si on optimise fiscalement, libre à chacun. Mais on perd du poids politique. On veut peser sur les décisions ? On contribue.

Cela crée une incitation positive à payer ses impôts. Ce n’est plus seulement une ponction, c’est un investissement dans son influence politique.

12.2 — La courbe du poids censitaire

Le poids du vote suit une courbe progressive entre un plancher (1 voix) et un plafond (100 voix). La forme exacte de cette courbe — montée rapide pour récompenser l’entrée dans la contribution, progression régulière ensuite, accélération modérée pour les très gros contributeurs — est détaillée en Appendice C.

Le nombre de voix censitaires n’est pas nécessairement un nombre entier – c’est une valeur continue, calculée précisément.

12.3 — Le plancher et le plafond

Personne ne descend en dessous d’une voix. Le chômeur, l’étudiant, la personne en difficulté – leur voix existe. Leur dignité démocratique est préservée.

Personne ne dépasse cent voix. Un milliardaire ne peut pas écraser le système. Cent citoyens modestes équilibrent un ultra-riche.

12.4 — Le poids relatif au niveau de pouvoir

Le poids n’est pas absolu. Il est calculé relativement à la contribution au budget du niveau de pouvoir concerné. La contribution au budget national détermine le poids aux élections nationales. La contribution au budget local détermine le poids aux élections locales.

Un milliardaire qui paie peu d’impôts locaux dans sa commune rurale pèse moins localement qu’un entrepreneur du coin qui y contribue beaucoup.

12.5 — Le poids dynamique

La situation change, le poids change. On perd son emploi, on contribue moins, le poids baisse. On réussit, on contribue plus, le poids monte. Ce n’est pas une caste figée. C’est une photographie actualisée de la contribution.

12.6 — La révocation pondérée

Quand on révoque un élu, on révoque avec le poids qu’on a au moment de la révocation. Si les gros contributeurs retirent leur soutien, ça pèse plus lourd. Logique : ce sont eux qui financent les décisions de cet élu.

Le poids total de tous les électeurs est recalculé à chaque échéance fiscale (une fois par an), ou en cas de changement législatif affectant l’impôt.

12.7 — L’auto-régulation : le mécanisme d’auto-régulation

Voici l’avantage décisif du système censitaire : il se corrige de lui-même.

Imaginons qu’un groupe parvienne à faire voter des lois qui reportent la charge fiscale sur un autre groupe. Que se passe-t-il ?

  • Le groupe qui paie plus → gagne du poids censitaire
  • Le groupe qui paie moins → perd du poids censitaire
  • À l’élection suivante (probablement rapide, grâce au système de révocation), le groupe lésé pèse plus lourd
  • Il vote pour des candidats qui rééquilibrent
  • Le système revient à l’équilibre

Exemple concret. Les plus riches votent une taxe qui frappe les classes moyennes. Résultat : les classes moyennes paient plus d’impôts, donc leur poids censitaire augmente. À l’élection suivante (rapide donc, avec la révocation), elles pèsent davantage et peuvent renverser cette politique. L’exploitation d’un groupe par un autre est structurellement instable.

C’est un mécanisme d’auto-régulation. Toute tentative de déséquilibre engendre automatiquement les forces qui le corrigent.

Boucle de rétroaction du système censitaire Boucle de rétroaction du système censitaire Figure 11.1 — Boucle de rétroaction du système censitaire

Pour que ce mécanisme fonctionne, la courbe polynomiale doit être calibrée de sorte qu’une augmentation significative de l’impôt payé entraîne une augmentation significative du poids. Le rééquilibrage doit être suffisamment rapide pour empêcher l’exploitation prolongée, mais pas trop brutal pour éviter l’instabilité. C’est un réglage fin, mais le principe est robuste.


12.8 — Étude de cas : Le Dreiklassenwahlrecht prussien (1849-1918)

La Prusse a utilisé pendant près de 70 ans un système de vote censitaire à trois classes (Dreiklassenwahlrecht) [54][55]. Les électeurs étaient divisés en trois groupes selon leur contribution fiscale, chaque groupe élisant le même nombre de grands électeurs — donnant ainsi un poids politique disproportionné aux plus gros contribuables.

Comment ça fonctionnait

Les contribuables de chaque circonscription étaient classés par montant d’impôt payé, puis divisés en trois tiers fiscaux :

  • Première classe : les plus gros contribuables représentant 1/3 du total des impôts (souvent 4-5% de la population)
  • Deuxième classe : les contribuables moyens représentant le 1/3 suivant (environ 10-15% de la population)
  • Troisième classe : tous les autres (80-85% de la population)

Chaque classe élisait le même nombre de grands électeurs. Un industriel de première classe pesait donc 15 à 20 fois plus qu’un ouvrier de troisième classe [54].

Ce qui a fonctionné

Stabilité politique. Le système a duré 70 ans sans révolution majeure. Les élites économiques, sécurisées dans leur influence, n’ont pas cherché à renverser le régime. La Prusse est devenue une puissance industrielle [55].

Incitation à contribuer. Payer plus d’impôts signifiait potentiellement changer de classe et gagner en influence. Le système créait une incitation positive à la contribution fiscale.

Légitimité de l’époque. Le principe “qui paie décide” était largement accepté au XIXe siècle. Le système reflétait une vision cohérente du lien entre propriété et responsabilité politique [54].

Ce qui pose problème

Inégalité extrême. Le ratio de poids pouvait atteindre 1 pour 20 ou plus. C’était une ploutocratie assumée, pas une démocratie pondérée [55].

Pas de plancher ni de plafond. Un ultra-riche pouvait dominer sa première classe locale. Un pauvre n’avait qu’une voix noyée parmi des milliers. Aucune dignité démocratique minimale.

Classes rigides. Les trois classes créaient des discontinuités brutales. Passer de la deuxième à la première classe multipliait le poids par 5-10. Notre système utilise une courbe continue.

Pas de mécanisme d’auto-correction. Si les riches votaient des lois favorisant les riches, leur poids ne diminuait pas — il pouvait même augmenter. Le système amplifiait les inégalités au lieu de les corriger [54].

Vote public, pas secret. Le vote se faisait oralement, en public. La coercition était possible. Les ouvriers votaient sous le regard de leurs employeurs.

Abolition inévitable. Le système a été aboli en 1918 après la défaite allemande. Son association avec l’ancien régime prussien l’a rendu indéfendable.

Ce qu’on garde du modèle prussien

  • Le principe de pondération selon la contribution fiscale
  • L’incitation positive à contribuer pour peser davantage
  • Le lien entre responsabilité financière et influence politique

Ce qu’on améliore

  • Courbe continue, pas classes : notre système utilise une fonction polynomiale, pas des tiers brutaux. Pas de discontinuité.
  • Plancher et plafond : personne en dessous d’une voix (dignité), personne au-dessus de cent (pas de ploutocratie)
  • Vote secret garanti : isoloir physique, biométrie, anonymat structurel
  • Mécanisme d’auto-correction : si un groupe est surtaxé, son poids augmente et il peut renverser cette politique. Le système prussien n’avait pas ce feedback

Ce qu’on ne reprend pas

  • L’inégalité extrême (ratio 1:20 ou plus) : notre ratio maximum est 1:100, avec une courbe qui limite la concentration du pouvoir
  • Le vote public : le secret du vote est sacré
  • L’absence de démocratie pour les droits fondamentaux : notre système réserve le censitaire au budget. Les droits relèvent du suffrage égalitaire (Sénat)
  • La rigidité des classes : notre poids est dynamique et recalculé annuellement