V. L'ARGENT PUBLIC : LE COFFRE-FORT CONSTITUTIONNEL

L’État doit financer certaines choses. Soit. Mais comment l’empêcher d’en financer toujours plus ? C’est LE problème du libéralisme depuis deux siècles. Chaque exception légitime devient un précédent. Le périmètre s’étend inexorablement, comme une tache d’huile.

La réponse tient en un mot : constitution. Non pas une constitution de principes vagues et de belles déclarations, mais une constitution de règles strictes, verrouillée par une majorité quasi-impossible à atteindre.

5.1 — Règle n°1 : L’excédent budgétaire obligatoire

L’État ne doit pas seulement équilibrer son budget. Il doit dégager un surplus chaque année. Ce surplus alimente le fonds de réserve structurel – un matelas pour les tempêtes futures. Quand la crise arrive, on puise dans le matelas. On n’emprunte pas. On n’imprime pas. On ne repousse pas le problème sur les générations suivantes.

L’utilisation du matelas est encadrée. Quand on puise dans le fonds de réserve, une réduction temporaire et concomitante des dépenses est imposée – par exemple 50% du choc absorbé par le fonds de réserve, 50% par réduction des dépenses. Ce ratio est constitutionnalisé. L’objectif : prolonger l’effet du matelas, pouvoir absorber un deuxième choc si le premier se prolonge, et forcer l’ajustement en temps réel.

Si le matelas ne suffit pas malgré cette discipline, on réduit les dépenses davantage. C’est douloureux, mais c’est court. L’ajustement brutal permet une reprise rapide. Le déficit chronique, lui, prolonge l’agonie.

Le dérapage budgétaire sous le seuil déclenche des élections. Le seuil constitutionnel d’excédent minimal est par exemple de 5%. Si le gouvernement prévoyait un effort à 8% et n’atteint que 6%, il n’y a pas de problème – on reste au-dessus du seuil. En revanche, si l’excédent tombe en dessous de 5% (hors crise légitime), des élections parlementaires sont automatiquement déclenchées.

Comment distinguer un dérapage d’une crise légitime ? Le critère retenu est le PIB réel : si le PIB baisse de plus de X% par rapport à l’année précédente (par exemple 2%), c’est une crise – le passage sous le seuil est toléré sans élections automatiques. Si le PIB est stable ou en croissance et que le budget dérape sous le seuil, c’est de l’irresponsabilité – élections automatiques.

Le mécanisme de révocation comme filet. Même sans élections automatiques, le système de révocation permanente permet aux citoyens de provoquer de nouvelles élections s’ils jugent la gestion budgétaire inacceptable. Ce n’est pas automatique, mais c’est entre leurs mains.

Le plafonnement du fonds de réserve. Le fonds de réserve structurel ne peut pas gonfler indéfiniment. Un plafond est fixé en pourcentage du PIB (par exemple 50% ou 100% — à calibrer). Au-delà, l’excédent n’alimente plus le fonds.

Quand le plafond est atteint, le Parlement décide de l’affectation de l’excédent : investissements régaliens, infrastructures, armée, recherche fondamentale. C’est une décision budgétaire ordinaire, pas une révision constitutionnelle.

L’année tampon. Ce qui n’est pas dépensé l’année N est automatiquement déduit des prélèvements de l’année N+1. L’État ne peut pas thésauriser : l’argent non utilisé revient aux contribuables. Ce mécanisme est automatique — il ne nécessite aucun vote.

Un deuxième fonds existe : le fonds de rattrapage. Il est alimenté par les “économies” involontaires en cas de blocage budgétaire (on y reviendra). Cet argent est fléché pour réparer les dégâts du blocage – infrastructures vétustes, maintenance reportée. Même logique : si le fonds n’est pas entièrement utilisé, le surplus est déduit des impôts l’année suivante. On ne mélange pas la prudence (fonds de réserve structurel) et les conséquences de l’irresponsabilité (fonds de rattrapage).

5.2 — Règle n°2 : Le plafond strict des prélèvements

L’ensemble des prélèvements obligatoires – impôts, taxes, contributions, redevances, cotisations, peu importe le nom – ne peut dépasser un certain pourcentage du PIB. Ce plafond est inscrit dans la constitution.

La définition doit être extensive. Tout argent transitant par l’État ou ses émanations, quelle que soit l’appellation juridique, compte dans le plafond. Cela ferme la porte aux jeux sémantiques : renommer un impôt en “contribution” ne changera rien.

Où placer le plafond ? Les exemples internationaux.

La comparaison internationale montre que des niveaux de dépenses publiques très différents sont possibles, avec des résultats mesurables :

PaysDépenses publiques (% PIB)IDHEspérance de vieCriminalité
Singapour17%0,939 (9ᵉ mondial)84 ansTrès faible
Hong Kong (pré-2020)20%0,952 (4ᵉ)85 ansFaible
Suisse34%0,962 (1ᵉʳ)84 ansTrès faible
États-Unis38%0,921 (20ᵉ)77 ansÉlevée
France56,5%0,903 (28ᵉ)82 ansMoyenne
Danemark52%0,952 (6ᵉ)81 ansFaible

Dépenses publiques vs Développement humain Dépenses publiques vs Développement humain

Ce que montrent ces données :

  • Singapour et Hong Kong prouvent qu’un État à 17-20% du PIB peut produire des résultats sociaux excellents : espérance de vie parmi les plus élevées au monde, criminalité quasi nulle, éducation de pointe, infrastructures impeccables. Ces résultats ne sont pas obtenus malgré les faibles dépenses, mais grâce à l’efficacité forcée par la contrainte budgétaire.

  • La France, avec 56,5% du PIB de dépenses publiques (record mondial parmi les grandes économies), obtient un IDH inférieur à celui de Singapour et une espérance de vie comparable. Tripler les dépenses ne triple pas les résultats.

  • La Suisse obtient le meilleur IDH mondial avec 34% du PIB — soit 22 points de moins que la France. La différence, c’est la décentralisation et la discipline budgétaire.

Le modèle singapourien : qu’est-ce qui fonctionne ?

Singapour finance ses services publics essentiels (éducation, santé, sécurité) avec seulement 17% du PIB grâce à plusieurs mécanismes :

  • Pas de retraite par répartition : le Central Provident Fund (CPF) est un système de capitalisation obligatoire où chaque travailleur épargne pour sa propre retraite. Pas de transfert intergénérationnel, pas de dette implicite.

  • Copaiement systématique : en santé comme en éducation, le citoyen paie une partie du coût. Cela élimine la surconsommation et responsabilise.

  • Logement social en accession : 80% des Singapouriens vivent dans des logements HDB qu’ils possèdent, pas qu’ils louent. L’État construit et vend, il ne subventionne pas à perpétuité.

  • Absence de redistribution massive : pas d’allocations chômage généreuses, pas de minima sociaux confortables. La solidarité passe par la famille et la communauté, pas par l’État.

Ce modèle n’est pas parfait : la participation démocratique est faible, la liberté d’expression limitée, le parti au pouvoir est quasi-hégémonique. Ce manifeste emprunte l’efficacité budgétaire de Singapour, pas son autoritarisme politique.

5.3 — Règle n°3 : L’interdiction de déléguer le régalien par obligation

L’État ne peut pas contourner le plafond en imposant aux entreprises de financer des missions publiques. Si une obligation revient économiquement à un impôt, elle doit être comptabilisée comme tel. Pas de tour de passe-passe.

5.4 — Règle n°4 : Le verrouillage aux quatre cinquièmes

Ces règles ne peuvent être modifiées qu’avec une majorité des quatre cinquièmes (ou trois quarts) de chaque chambre (Parlement ET Sénat, séparément). C’est quasiment inatteignable en pratique. Aucune coalition politique normale ne peut réunir un tel consensus dans les deux chambres simultanément. Les règles deviennent quasiment intangibles, sauf large consensus.


5.5 — Étude de cas : Le frein à l’endettement suisse (Schuldenbremse)

La Suisse a adopté en 2001, par référendum (85% de oui), un mécanisme constitutionnel de discipline budgétaire connu sous le nom de “frein à l’endettement” [19][20]. Ce mécanisme offre un précédent empirique précieux pour évaluer la faisabilité des règles proposées dans ce chapitre.

Ce qui a fonctionné

Réduction spectaculaire de la dette. Entre 2003 et 2023, la dette brute de la Confédération est passée de 130 milliards CHF à moins de 85 milliards CHF, soit de 25% à environ 12% du PIB [21]. C’est une performance exceptionnelle parmi les économies développées.

Discipline anticyclique. Le mécanisme impose que les dépenses n’excèdent pas les recettes ajustées du cycle économique. En période de croissance, l’excédent est obligatoire. En récession, un déficit limité est toléré. Le facteur conjoncturel (rapport entre PIB potentiel et PIB effectif) discipline automatiquement [19].

Légitimité démocratique forte. Approuvé par référendum populaire, le mécanisme bénéficie d’une acceptation citoyenne rare. Les tentatives politiques de le contourner sont impopulaires.

Flexibilité encadrée. Un compte de compensation permet d’absorber les écarts temporaires entre prévisions et réalisations. Les dépassements doivent être résorbés dans les six années suivantes [20].

Ce qui pose problème

Échappatoire par les entités paraétatiques. La règle ne s’applique qu’à la Confédération. Les cantons, communes et entités comme les CFF ou la Poste peuvent s’endetter sans contrainte fédérale. Le “périmètre” de la règle laisse des angles morts [22].

Contournement par dépenses extraordinaires. Depuis 2020, le Covid-19 a été classé en “dépenses extraordinaires” hors frein. La dette a temporairement grimpé. Le mécanisme de remboursement existe, mais la tentation politique de prolonger l’exception demeure [21].

Pas de sanction automatique. Si le Parlement vote un budget non conforme, il n’y a pas de dissolution automatique. La Cour des comptes signale, mais n’impose pas. Le système repose sur la culture politique suisse, difficilement exportable.

Sous-investissement potentiel. Certains économistes critiquent un biais vers l’austérité excessive, au détriment des infrastructures à long terme [22]. Le débat reste ouvert.

Ce qu’on garde du modèle suisse

  • Le principe constitutionnel d’équilibre ou d’excédent budgétaire
  • Le compte de compensation pour absorber les fluctuations temporaires
  • La légitimation par référendum des règles budgétaires fondamentales
  • Le facteur conjoncturel qui autorise des déficits limités en récession

Ce qu’on améliore

  • Périmètre élargi : notre système inclut tous les prélèvements et toutes les entités publiques dans le plafond, pas seulement la Confédération
  • Sanction automatique : le dérapage sous le seuil déclenche des élections, pas un simple rapport
  • Excédent obligatoire permanent : pas seulement l’équilibre, mais un surplus qui alimente le fonds de réserve
  • Mécanisme de révocation : les citoyens peuvent sanctionner en temps réel, pas seulement aux élections ordinaires

Ce qu’on ne reprend pas

  • L’exception “dépenses extraordinaires” : notre système utilise le critère objectif du PIB réel (baisse > X%) pour qualifier une crise. Pas de qualification politique discrétionnaire
  • L’absence de contrainte sur les échelons inférieurs : tous les niveaux comptent dans le plafond global
  • La confiance dans la culture politique : notre système repose sur des mécanismes automatiques, pas sur la bonne volonté des élus